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Fiers, robustes, un mètre quarante au garrot, les chevaux hyksos émerveillaient et intriguaient les Égyptiens. Vent du Nord et Rieur le Jeune les observaient avec attention, et l’âne savait déjà qu’ils ne seraient pas capables de porter de lourdes charges, d’autant qu’un mot égyptien s’était imposé pour désigner l’imposant mammifère : « le beau ».
Sur la base secrète de Thèbes, la reine Ahotep et le pharaon Amosé avaient réuni leur état-major, qui s’était répandu en félicitations sur le compte de l’Afghan et du Moustachu, y compris le gouverneur Emheb, autorisé à quitter temporairement le Port-de-Kamès où l’amiral Lunaire assurait le commandement. Au moindre signe de danger, il alerterait la capitale.
— Ce sont de belles créatures, il est vrai, estima l’intendant Qaris. Je suis heureux d’avoir vécu assez longtemps pour les voir de près.
— Justement, ne vous en approchez pas ! conseilla le chancelier Néshi. Certains chevaux ont la ruade facile. Moi, je renonce à comprendre leur caractère.
— Il n’est pas plus difficile que celui des ânes, jugea Héray. Soyons simplement patients et attentifs pour gagner leur confiance.
— L’urgence, c’est qu’ils nous fassent des petits, avança Emheb. Si nous réussissons à maîtriser ces animaux, il nous en faudra beaucoup pour rivaliser avec la charrerie hyksos.
— De ce côté-là, le travail est commencé, le rassura le Moustachu. D’après mes premières constatations, le cheval aime l’autorité. Comme l’a remarqué Héray, il faut que son maître établisse avec lui une relation d’amitié. La règle sera donc : un cheval, un homme. Ils apprendront à se connaître et deviendront inséparables.
— As-tu déjà choisi le tien ? demanda la reine.
— Le grand mâle blanc qui nous toise, Majesté. C’est lui qui nous a permis d’embarquer et de débarquer sans trop de difficultés.
— Chez les Hyksos, les chevaux sont habitués à tirer les chars. Pourquoi ne pourrait-on pas aussi les enfourcher ?
— Le Moustachu sera ainsi le premier cavalier de l’armée égyptienne, ironisa l’Afghan. Qu’il essaie sans plus tarder !
— Moi, grimper là-dessus ?
— Tu t’es déjà assis sur un âne, non ?
— Au cas où tu ne t’en serais pas aperçu, le cheval est plus grand et plus haut !
— Le mâle dominant t’a adopté, le Moustachu, il perçoit tes intentions. Tu ne vas quand même pas décevoir la reine Ahotep ?
Piqué au vif, l’interpellé s’installa sur la croupe de l’animal.
Non seulement le quadrupède refusa d’avancer, mais encore se cabra-t-il ! Le Moustachu effectua une superbe glissade qui se termina dans le sable du terrain d’entraînement clos et surveillé par une myriade de gardes.
Vexé, il se releva aussitôt.
— Dis donc, Grand Blanc, on est amis, toi et moi ! Tu n’as aucune raison de me jouer de mauvais tours.
— Cherche une meilleure assise, conseilla Ahotep.
— Près de l’encolure ?
— Plutôt au milieu du dos.
Cette fois, le Moustachu parvint à s’installer.
— Avance, Grand Blanc !
Le cheval hennit et se lança au galop.
Surpris, le Moustachu tenta de s’accrocher au cou du coursier dont les spectateurs admirèrent la puissance et la rapidité avant d’assister au vol plané du premier cavalier égyptien.
— Aïe ! Ça me fait vraiment mal, se plaignit le Moustachu, allongé sur le ventre.
— Comporte-toi en héros, lui recommanda Féline, qui le massait avec douceur. Cet onguent te soulagera vite.
— Ce maudit cheval m’a cassé toutes les côtes.
— C’est ta chute, pas le cheval, et il t’en reste quelques-unes intactes. Aucune blessure grave.
— Je ne remonterai jamais sur ce monstre.
— Grand Blanc est magnifique et il s’ennuie déjà de toi. Tu ne fais que commencer ton apprentissage, chéri. Dans deux jours, tu chevaucheras de nouveau sur le terrain d’entraînement.
— Tu veux ma mort, Féline !
La manière dont elle le caressait lui prouva le contraire.
— En dépit de quelques petites imperfections, ton expérience a été très instructive. La reine Ahotep a conçu des améliorations qui te plairont.
Féline était aussi douée pour guérir que pour aimer. À peu près rétabli, le Moustachu retrouva Grand Blanc avec plaisir.
Sur son dos, Ahotep avait disposé une étoffe. Et le cheval était à présent équipé de brides et de rênes en cuir.
— Il a accepté ça ? s’étonna le Moustachu.
— Nous avons beaucoup parlé, indiqua la reine, et cherché ensemble une solution pour permettre au cavalier de réguler les mouvements du cheval sans le blesser. Je pense que nous sommes sur la bonne voie, mais il te revient de parfaire la technique[9].
Lorsque le Moustachu parvint à transmettre ses ordres à sa monture, il éprouva une joie intense. Il pouvait le faire accélérer, ralentir, tourner à droite et à gauche. Le cheval réagissait vite et appréciait visiblement l’exercice.
— Tu me surprends, reconnut l’Afghan. Je ne te croyais pas capable de maîtriser cette nouvelle arme.
— Pendant que je me faisais soigner, j’ai réfléchi.
— Ah… à quoi ?
— Un seul cavalier ne nous suffira pas. D’autres doivent m’imiter.
— Sans doute, reconnut l’Afghan d’une voix sourde.
— J’ai repéré un cheval gris qui te regarde avec intérêt.
— J’aime la terre ferme. Les jambes décollées du sol, ça m’angoisserait.
— Le gouverneur Emheb et le ministre Héray te soulèveront sans difficulté.
Les deux bons géants s’acquittèrent de leur tâche avec promptitude.
Au prix de quelques chutes, l’Afghan devint le deuxième cavalier de l’armée égyptienne.
Comme rien ne bougeait du côté du Port-de-Kamès, l’état-major demeurait à Thèbes où il continuait à découvrir l’univers des chevaux. Féline avait réussi à soigner une jument qui souffrait d’une ophtalmie et constaté l’efficacité de ses remèdes sur cette race.
Rieur le Jeune s’habituait, lui aussi, à fréquenter ces animaux de grande taille. Ahotep calmait les nerveux et rassurait les anxieux. Elle les nourrissait à tour de rôle et leur parlait longuement.
Quant au Moustachu et à l’Afghan, devenus d’excellents cavaliers, ils avaient franchi une étape supplémentaire en faisant sauter au Grand Blanc et au Gris des obstacles de plus en plus hauts. À plusieurs reprises, ils s’étaient élancés dans le désert où les chevaux aimaient galoper en dévorant l’espace.
Mais les deux hommes et leurs montures ne formaient certes pas un corps d’armée suffisant pour affronter la charrerie hyksos. Restait à savoir si les charpentiers égyptiens seraient capables de fabriquer un char identique à celui qui avait été dérobé à Memphis.